dimanche 10 septembre 2017

La division française : 250 ans de mutations (L’Armée de Terre Française, épisode 06)

(Cet article est tiré de mon site internet). Depuis les cinq épisodes de la série Armées d’Aujourd’hui centrée sur l’armée de terre française, des mutations touchent durablement l’outil militaire français, et notamment depuis le renouveau opéré par « Au Contact », qui vise à moderniser les équipements et les dispositifs de l’armée, notamment via la force Scorpion et le renouvellement des outils de commandement, eu égard à la modification durable des attributions d’une armée qui multiplie les opérations extérieures et intérieures, de Chammal à Sentinelle. Une partie de la réforme concerne la mise en place des divisions. Nous avons parlé dans un ancien compte-rendu de la vision divisionnaire d’un De Guibert, nous permettant dans cet article de revenir sur les 250 ans de mutation.

Introduction


Lorsque l’on s’intéresse à à la division, deux dates viennent en tête. La première, c’est celle de 1772. C’est la date où le comte de Guibert, fils de militaire et lui-même militaire, écrit à 29 ans l’Essai Général de Tactique. Il s’y fait le témoin d’une époque dans l’art de la guerre, et y décrit les blocages qu’affrontent les stratèges et les tacticiens de tout bord. Son but est d’élaborer une tactique générale, s’élevant du champ de bataille, et centré sur un échelon de commandement intermédiaire entre l’armée et les bataillons. Se faisant le continuateur théorique de pratiques réalisées par certains commandants de l’armée française avant lui, il théorise ainsi l’emploi des divisions, comme moyen de diviser ce large bloc d’homme et d’armes qu’est l’armée en groupes de moindre taille, bien plus capables de manœuvrer et de se déployer rapidement pour maîtriser davantage le champ de bataille, et éviter que deux lignes ne s’affrontent à coup de fusils.


La deuxième date à retenir est 2016. Présentée par le général Jean-Pierre Bosser, la réforme « Au Contact » répond aux impératifs des Livres Blanc de 2007 et de 2013 quant aux opérations extérieures. Le besoin en hommes et en effectifs, ainsi qu’en capacités de commandement, impose une série de réformes. Parmi-celles-ci, on note la revalorisation du modèle divisionnaire, devenu presque lettre morte après la division Daguet et disparue au moment de la professionnalisation. La division de 2016 est un échelon de commandement intermédiaire bien plus qu’un outil de la manœuvre tactique comme l’était la division en 1772 dans la pensée du comte. Selon les promoteurs de cette réforme, elle déconcentre certaines capacités de commandement, tout en revenant à la mise en place de deux divisions sous modèle des « Joint » de l’OTAN, la 1ère et la 3e, composées de brigades comme en 1959 et en 1967.


Jean-Pierre Bosser, CEMAT depuis 2014

Six temps


a) De Guibert (1772)

Le temps initial est celui du comte de Guibert, autour de l’analyse de son ouvrage, et de l’origine de la pensée derrière la division. Le comte promeut une vision très contemporaine de la guerre. Il s’agit selon lui d’attaquer les points faibles du dispositif adverse de manière à empêcher toute tentative de riposte pour aboutir à une véritable victoire. En effet, les blocs d’armée, les lignes de tireurs et l’avantage de la défense créent tout une série de blocages dans la conduite de la guerre.


La division a pour but de restaurer le principe de la manœuvre, en plus de diviser l’armée structurellement. Les divisions doivent être conduites collectivement, au sein de l’armée, mais aussi individuellement, permettant un déploiement bien plus rapide. Cela suppose un entraînement important, et des officiers talentueux. Ces considérations se retrouvent au moment des guerres révolutionnaires, avec plus ou moins de succès puisque dans certaines batailles, les divisions sont conduites de manière tellement indépendantes qu’aucune action collective n’est possible.

b) De Napoléon à la victoire (1796-1918)

Le deuxième temps, assez large, va de Napoléon à la victoire de 1918. Au contraire des combats parfois anarchiques de la Révolution, Napoléon Bonaparte utilise de manière brillante ses divisions au combat en Italie. Entre le Consulat et le Premier Empire, Napoléon rajoute un échelon supérieur, englobant la division : le corps d’armée. La division promeut toujours la manœuvre, mais c’est au corps d’armée qu’incombe la responsabilité de s’occuper de tous les services annexes des divisions engerbées, du ravitaillement en nourriture aux munitions.


Bataille d’Austerlitz, 2 décembre 1805 (François Gérard, 1810)

Toutefois, en plein XIXe siècle, l’utilisation du corps d’armée et de la division se rigidifie. C’est particulièrement visible au moment de la guerre contre la Prusse (1870-1871). Les divisions et les corps d’armée sont montés ad hoc, faute de structures permanentes, d’autant que les corps d’armée comptent beaucoup trop de divisions, que les troupes ne sont pas assez entraînées, et que l’utilisation défensive des divisions prime sur l’offensive, malgré des carences en artillerie.


Les dernières cartouches, Alphonse de Neuville (1873)

L’enseignement militaire se tourne après la guerre vers l’Allemagne, et les doctrines sont réévaluées à l’aune de la défaite. On favorise l’offensive, le mouvement, et on réélabore territorialement les divisions et les corps d’armées, si bien que la mobilisation est une réussite. Il faudra tout de même un peu plus de quatre ans de combats pour transformer l’armée française et l’adapter aux conditions de la guerre de l’époque, à l’artillerie, aux chars et à l’aviation, après de sévères pertes.

c) De la victoire à l’ère atomique (1918-1959)

Le troisième temps court de la fin de la Première Guerre Mondiale à la reconfiguration divisionnaire de 1959. Face à la mécanisation et au choc de l’après-guerre, l’armée française n’est pas prête pour la percée à Sedan, d’autant plus quand ses divisions les plus modernes se retrouvent plus au nord, et que les troupes d’élites allemandes font face à des troupes de réservistes qui attendent depuis presque huit mois le combat. L’armée de Vichy est vite dépassée par l’armée de la France libre, tenue par une poignée de généraux à l’étranger.


Le film traite de la bataille de Dunkerque (20 mai – 3 juin 1940), où les Français résistent à l’avancée allemande pour permettre aux Britanniques d’évacuer leurs troupes.

En conjonction avec les Alliés, le but du général De Gaulle est de recréer des divisions à partir d’effectifs français et de matériels étrangers pour participer à la guerre, pour montrer que la France continue de se battre. Tout l’enjeu de cette période est donc de constituer les divisions de la victoire. Après la guerre, la démobilisation pousse le commandement à réadapter sa formule, eu égard notamment à la guerre en Indochine. On crée les éléments divisionnaires, des entités plus souples et plus adaptées à ce nouveau terrain. Mais la menace atomique et la guerre en Algérie poussent à revoir au contraire le système divisionnaire pour d’une part contrer la menace de la guerre atomique, et d’autre part avoir des divisions de contact. On aboutit ainsi aux expérimentations que sont la Division Mécanique Rapide et la Division Pentomique.


Des soldats de la 7e DMR (AFP) .


d) Les divisions de la dissuasion (1959-1977)

Le quatrième temps est celui du modèle de la dissuasion, inaugurant tout une série de réformes en fonction des nouveaux armements, et plus particulièrement de l’arsenal atomique. Les divisions sont divisées en brigades. Le changement est décisif : la décision et l’action sont portées par les brigades, qui ont une vraie autonomie logistique, là où la division en tant que telle mêle feux classiques et feux nucléaires.


La 11e DP, en exercice franco-allemand (ECPAD)

Moins d’une dizaine d’années plus tard, les divisions sont encore trop lourdes pour être utilisées convenablement. On revoit ainsi l’organisation territoriale et l’organisation divisionnaire, tout en distinguant les forces de manœuvre, les forces d’intervention, et la défense opérationnelle du territoire. On distingue donc les divisions de la Première Armée, prête à combattre contre l’envahisseur soviétique supposé, et les divisions destinées à intervenir à l’étranger, tels la 9e Brigade d’Infanterie de Marine et la 11e Division Parachutiste.

e) Les divisions de la bataille (1977-1997)

Valéry Giscard D’Estaing remet au goût du jour dans ce cinquième temps la notion de « bataille ». La division, agente puis actrice de la dissuasion, doit désormais s’en démarquer et être capable de porter le combat. Le général Lagarde réforme l’armée de terre, endivisionne tous les régiments, même ceux de DOT, pour être capable de porter le combat en cas de danger, et en fusionnant commandement territorial et opérationnel, tandis que les divisions modèle 1977 s’affranchissent des brigades et perdent leurs capacités nucléaires au profit de l’échelon corps d’armée. Réduites, mais avec une plus grande proportion de véhicules, la division est désormais à nouveau l’agent de la manœuvre. Ce rééquilibre de l’appareil militaire français est complété en 1984 par la création de la Force d’Action Rapide, regroupant les divisions de l’ancienne force d’intervention, avec la création notamment de la 4e division aéromobile, regroupant 40% des hélicoptères de l’armée française.


Soldats de la division Daguet (ECPAD)

Le principal tournant de cette période, c’est celle de la division Daguet, projetée en 1991 pour la Guerre du Golfe. Pour certains, cette division marque les faiblesses de l’appareil militaire français : on y envoie que 5% des effectifs de l’armée de terre, et seulement des professionnels, signe d’un glissement vers la professionnalisation, et surtout, on pioche des éléments dans près de 80 formations différentes pour constituer cette division, en plus des lacunes en combat de nuit, en renseignement satellitaire, en ravitaillement, etc. Le plan Armées 2000 est donc mis en place, et revalorise l’opérationnel, d’autant plus que la chute de l’URSS implique une reconfiguration des impératifs pour la division. On réinstaure la différence entre le commandement opérationnel et le commandement territorial, on diminue davantage le volume des troupes. Mais c’est surtout la professionnalisation des troupes qui clôt cette période charnière dans l’histoire de la division, puisque cet échelon est même supprimé.

f) De la disparition au retour (1997-2016)

On réinstaure l’échelon de la brigade. Le commandement divisionnaire ne disparait pas, et reste présent au niveau des EMF pour projeter sous norme OTAN 2 à trois brigades, mais ceux-ci finissent par être tous dissous. La brigade répond davantage aux objectifs opérationnels, divisée en GTIA, et le nombre de brigades diminue encore. Finalement, après les LB de 2008 et de 2013, et la priorité aux OPEX puis aux OPINT, on rationalise davantage l’exercice du commandement par la réinstauration du commandement divisionnaire, et même par la mise en place de deux divisions, qui sont davantage des réservoirs de force que des forces projetables directement comme la division Daguet, mais capables d’agir dans le modèle otanien. On est loin de la grande tactique d’un de Guibert, mais il s’agit toujours d’un échelon de commandement spécifique.


Conclusion


Entre échelon de commandement, et agent de la manœuvre, la division et son modèle d’emploi ont oscillé, se sont réadaptés au gré des événements. La division d’ « Au Contact » répond ainsi à un nouvel impératif, au vu d’une force qui multiplie les opérations extérieures. L’armée de terre a en effet glissé au XXe siècle de l’armée de défense et de combat, à l’armée de la dissuasion pour finalement arriver à l’armée de la projection. La division, supprimée face la professionnalisation, est de retour pour harmoniser les fonctions de commandement à toutes les échelles.


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Sitographie

L’armée de terre française :

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